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Le spécialiste suisse des questions de sécurité internationale Marc Finaud revient pour Dossiers Publics sur les retombées du sommet Biden-Poutine à Genève

Le 16 juin dernier, Genève a été le centre de la planète. Tous les regards se sont tournés vers la cité du bout du lac le jour de la rencontre entre le président américain Joe Biden et son homologue russe Vladimir Poutine au parc La Grange, événement diffusé en mondovision. Dossiers Publics vous propose un retour sur les implications géopolitiques de ce sommet avec Marc Finaud, ancien diplomate français et spécialiste de la non-prolifération au Geneva Centre for Security Policies (GCSP).

Pourquoi Genève? Sachant que Helsinki (qui avait accueilli le sommet Trump-Poutine) et Vienne avaient aussi manifesté leur intérêt d’accueillir ce sommet, comment cela se fait-il que Genève ait été choisie ?


Ce choix est dû à un ensemble de considérations tant politiques que logistiques. Biden souhaitait se démarquer de son prédécesseur, Donald Trump, et de l’image négative du dernier sommet à Helsinki. Sur le plan pratique, Genève offrait aussi des avantages aux deux délégations, et surtout à celle de Biden, qui y achevait une tournée européenne au G7 et à Bruxelles (OTAN, Union européenne). Enfin, dans la perspective du nouveau Dialogue sur la stabilité stratégique, il existait un intérêt partagé de rappeler le sommet Reagan-Gorbatchev de 1985 qui avait permis d’adopter le Traité INF et de lancer discrètement un message en faveur du multilatéralisme mis à mal par la compétition des grandes puissances.

Quelles sont les retombées de ce sommet pour la Genève internationale, ainsi que pour la place de la diplomatie suisse dans le monde ?


Il est toujours utile à un pays hôte comme la Suisse de rappeler son existence et son rôle de médiateur entre puissances en conflit, ce qui se double en l’occurrence d’une promotion de la Genève internationale. En effet, un tel événement diplomatique non seulement permet au pays hôte de s’attirer les bonnes grâces des deux grandes puissances sur des dossiers bilatéraux (par exemple sur l’achat d’avions de chasse ou la fiscalité entre Berne et Washington), mais lui permet aussi d’offrir ses bons offices ou des solutions de compromis dans des négociations bloquées par les désaccords des grandes puissances. Cela a été le cas récemment avec la médiation réussie de la Suisse pour l’adoption du document final du Groupe de travail de l’ONU sur la cybersécurité. Puisque les États-Unis et la Russie renouent avec Genève comme siège de leurs négociations stratégiques, comme par le passé, ils bénéficieront d’un écosystème favorable. De son côté, la communauté internationale représentée à Genève pourra être plus facilement informée des progrès de ces négociations et les influencer en rappelant les intérêts de sécurité globaux.

De nombreux experts s’accordent à reconnaître aujourd’hui que le risque de guerre nucléaire […] est plus élevé que pendant la guerre froide.

Les présidents Biden et Poutine sont aux commandes de 90% des armes nucléaires de la planète. Si à l’époque de la guerre froide, l’équilibre stratégique entre Moscou et Washington était régi par la doctrine MAD (destruction mutuelle assurée), qu’en est-il de nos jours ?


De nombreux experts s’accordent à reconnaître aujourd’hui que le risque de guerre nucléaire, fût-ce par escalade d’un conflit classique, accident, fausse alerte, méprise ou piratage des centres de commandement et contrôle, est plus élevé que pendant la guerre froide. Parmi ces experts figurent les treize Prix Nobel de « L’Horloge de l’Apocalypse », les quelque 300 anciens dirigeants regroupés dans « Global Zero » ou les « Elders ». En effet, un tel risque résulte de la conjonction de plusieurs facteurs : le nombre accru d’acteurs possédant l’arme nucléaire (neuf aujourd’hui), les choix doctrinaux incluant le recours précoce aux armes nucléaires, le choix de catégories d’armes abaissant leur seuil d’emploi ou incitant à une première frappe (ogives miniaturisées, missiles de croisière ou hypersoniques), la course entre systèmes offensifs et défensifs, les dangers liés aux nouvelles technologies, etc. C’est la prise de conscience de ce risque accru d’emploi et des conséquences humanitaires de toute explosion nucléaire qui a conduit plus de 120 pays à soutenir le nouveau Traité sur l’interdiction des armes nucléaires en vue de faire pression pour le désarmement nucléaire, le seul moyen efficace de supprimer ce risque.

Le traité New START (le traité de réduction des armes stratégiques entre la Russie et les États-Unis), qui arrivait à échéance cette année, a été prolongé de 5 ans en février. Les discussions ont déjà commencé concernant l’après-START. Comment est-ce que ce sommet va influencer le travail des diplomates des deux pays qui s’attelleront à cette tâche dans les mois qui viennent ?


Le principal mérite du sommet est d’avoir relancé ce dialogue stratégique entre les deux principales puissances nucléaires et de préparer la négociation d’un ou de plusieurs successeurs au traité New START. D’où l’importance de la réaffirmation du fameux principe édicté par Reagan et Gorbatchev à Genève en 1985 selon lequel « une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit donc pas être déclenchée ». Tous les efforts des négociateurs devront donc consister à réduire les arsenaux tout en évitant qu’une partie acquière un avantage lui permettant de lancer une première frappe incapacitant la riposte de l’adversaire. C’est le sens caché de l’expression « stabilité stratégique ». Mais la difficulté consistera à s’accorder sur les systèmes à inclure dans la négociation : les États-Unis entendent imposer des contraintes sur les armes nucléaires tactiques russes, en nombre supérieur, et sur les nouvelles armes « exotiques » russes (missiles hypersoniques ou de croisière à propulsion nucléaire, torpilles nucléaires), tandis que la Russie craint surtout les défenses antimissiles et les capacités conventionnelles stratégiques américaines qui menaceraient sa capacité de riposte à une première frappe. Les Européens, eux, ont évidemment tout intérêt au non-déploiement de missiles à portée intermédiaire malgré l’abrogation du Traité FNI et au retrait des armes tactiques russes et américaines du continent où ils seraient les premières victimes d’un conflit. En tout cas, la première rencontre au niveau des « numéros deux » des diplomaties américaine et russe, qui a eu lieu le 28 juillet à Genève pour lancer les nouveaux pourparlers, s’est tenue dans un esprit reconnu de part et d’autre comme constructif. Dès la fin septembre devraient être établis des groupes de travail thématiques.

Sécurité internationale Marc Finaud
Sommet Bide-Putin à Genève

À la suite de ce sommet, les deux pays ont redéployé leurs ambassadeurs respectifs. Les deux présidents ont également salué la cordialité de l’échange, tout en admettant qu’il y a beaucoup de sujets où ils ne sont pas d’accord. Les présidents Biden et Poutine ont-ils réussi à présenter ce sommet à leurs opinions publiques respectives comme un succès ?


Oui, et ils l’ont déjà fait. Biden a montré à son opinion à la fois qu’il restait ferme sur les valeurs américaines (droits humains, protection des alliés), qu’il fixait à la Russie des « lignes rouges » à ne pas franchir (notamment sur les cyberattaques ou vis-à-vis de l’Ukraine), mais qu’il était disposé à rechercher avec Moscou des accords correspondant aux intérêts américains (sur les questions stratégiques et sur l’Iran) ainsi qu’une relation « stable et prévisible » avec la Russie. Poutine en a profité pour répondre aux accusations de Biden par des critiques contre la politique américaine (discriminations raciales, interventions extérieures, origine des cyberattaques, etc.). De quoi satisfaire de part et d’autre les milieux conservateurs ou nationalistes et faciliter ainsi la reconstruction d’une sécurité plus coopérative « gagnant-gagnant » au lieu d’un jeu à sommes nulles.

Le retrait des troupes américaines d’Afghanistan et la prise du pouvoir par les talibans qui s’est ensuivie remettent-ils en question la balance géopolitique sécuritaire en Asie centrale ?
À quel point cela pourrait affecter les relations Moscou-Washington ?


C’est évidemment un événement géopolitique considérable, mais peu surprenant car préparé par le désir de Trump de mettre fin à la présence américaine, finalement mis en œuvre par Biden. Le retrait américain pourrait certes être mis à profit par la Russie, qui a entrepris de reconnaître conditionnellement les talibans. Mais on n’a pas oublié, à Moscou, l’échec de l’intervention soviétique. Il est donc probable que la Russie fasse preuve de prudence, d’autant que d’autres acteurs cherchent à exploiter la situation (Chine, Inde, Pakistan, Iran), laquelle n’est pas près de se stabiliser. La coopération éventuelle entre les États-Unis et la Russie pourrait porter sur les moyens d’empêcher le retour des groupes armés liés à al-Qaïda ou à l’État islamique, qui constituent une menace potentielle envers la Russie à travers l’Asie centrale.