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Voyage dans le temps à la Fondation Martin Bodmer. Son directeur nous explique comment ce lieu est devenu le sanctuaire de la diversité culturelle mondiale.

Le Magazine Dossiers Publics s’est rendu à la Fondation Bodmer à l’occasion de l’exposition «Guerre et Paix» et des travaux d’agrandissement du musée qui verront sa surface d’exposition doubler à partir du printemps 2020. Le Professeur Jacques Berchtold, Directeur de la Fondation, nous explique le lieu et l’homme qui en est à l’origine – Martin Bodmer – ainsi que la thématique de l’exposition-événement: Guerre et Paix.

DOSSIERS PUBLICS: Depuis quand la fondation existe-telle et qui était Martin Bodmer?

JACQUES BERCHTOLD: La Fondation Martin Bodmer est créée en 1971 après la mort, la même année, du collectionneur qui est Martin Bodmer. Né à Zurich en 1899, il est l’héritier multimillionnaire d’une grande famille qui a fait fortune au 19e siècle dans le commerce de la soie. N’ayant pas eu à construire une fortune, il a pu se fixer des objectifs purement humanitaires et intellectuels. Il était apparenté au grand poète suisse Conrad Ferdinand Meyer et possédait le même nom qu’un très grand homme du réveil germanophone au XVIIIe siècle:
Johann Jakob Bodmer dont le portrait est toujours dans le bureau de
Martin Bodmer. 

Johann Jakob Bodmer a écrit une grande épopée sur l’Arche de Noé qui avait suscité une grande admiration dans toute l’Allemagne, ce qui a même amené Goethe à faire trois fois un pèlerinage auprès de lui. 

Dans quelle mesure Goethe a-t-il aidé Martin Bodmer à constituer cette formidable collection?

L’idole de Martin Bodmer, son mentor, celui qui va être la boussole intellectuelle au projet de sa collection, c’est Goethe. Bodmer va tout admirer chez lui, il va rassembler par exemple une collection de fossiles parce que Goethe en faisait une, avec l’idée qu’avant l’origine des langues humaines, il y avait une sorte de langue naturelle, de la providence, de la divinité, qui était la minéralisation du vivant dans la pierre et qui fournissait des modèles, des pictogrammes, qu’on retrouvera dans les hiéroglyphes.

Dans les trois dernières décennies de sa vie, Goethe a nourri la conviction qu’il contribuerait à la construction de la Paix en Europe en développant la théorie de ce qu’il appelait la «Welt-Literatur» (littérature mondiale). L’idée, c’est qu’il fallait des échanges et que si chaque littérature nationale s’ouvre à la compréhension de la littérature d’autres nations, et d’autres pays, elle ne se met pas en danger, tout au contraire. Goethe détestait par dessus tout les exacerbations patriotiques et les replis nationalistes. Il a ainsi énormément traduit lui-même et a favorisé les traductions. 

À partir de l’âge de 15 ans, Martin Bodmer, après avoir reçu son premier livre, une traduction de «La tempête» de Shakespeare en allemand, décide de réaliser le projet de Goethe, et de le faire à l’image de ce qui a été le sujet de l’épopée de son ancêtre: l’Arche de Noé. Il faut considérer que Bodmer va traverser deux guerres mondiales durant lesquelles il y aura des destructions épouvantables dont on ne peut pas mesurer les traumatismes. Ainsi, il voulait qu’il y ait ici une sorte d’oasis, de refuge, une arche de Noé qui préserve la biodiversité culturelle. Il a donc voué sa collection à la pensée mise par écrit. Ce ne seront pas nécessairement de beaux livres pour leur reliure ou leur performance typographique, encore qu’il y en ait d’absolument magnifiques, mais le but est d’être vraiment au plus proche de l’acte créatif, et de l’accessibilité à tous ces patrimoines différents en dehors de leur langue d’écriture originelle, par le miracle des traductions.

Incunable: Bible de Gutenberg, 1454; Mozart: partition autographe; Marcel Proust: Du côté de chez Swann, 1913; William Shakespeare: Comédies, Histoires et Tragédies, 1623

Quelle est la vocation de la fondation?

Notre vocation est de faire connaître chaque fois dans nos expositions les points forts de la pensée de Martin Bodmer, comme par exemple l’idée d’oeuvrer pour la paix à travers sa collection. Si nous devons toujours réfléchir à des sujets nouveaux, les expositions doivent mettre en valeur le fond de la collection,  il faut qu’il y ait au moins 40% d’objets exposés de la Fondation Martin Bodmer. Nous cherchons ensuite à faire dialoguer les ouvrages de notre patrimoine avec les ouvrages empruntés.  

Parlez-nous de l’architecture des bâtiments du musée.

Il a été proposé au grand architecte tessinois Mario Botta de se charger du musée et il a choisi de totalement intégrer l’idée de l’Arche de Noé ou d’un paquebot par la présence de cinq cheminées illustrées par les cinq puits de lumières vitrés que l’on voit dans la cour. Ils font référence aux cinq géants de la pensée humaine identifiés par Martin Bodmer: Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et enfin Goethe, bien sûr. Le musée lui-même est en forme de cale de bateau. Mais au lieu de la ménagerie de Noé nous avons l’éventail de toute la culture humaine à travers toutes les époques et toutes les régions du monde. 

Les travaux ont été terminés en 2001 et depuis lors, nous proposons une exposition permanente qui est au premier étage. Ensuite, nous faisons au minimum deux expositions temporaires par an. C’est beaucoup, et ce sont des expositions qui sont toujours des événements parce que précisément elles ont de hautes ambitions intellectuelles et que le livre catalogue propose toujours une réflexion absolument inédite sur des points de vue spécifiques, comme l’est celui de notre exposition actuelle «Guerre et Paix».

Justement, qu’est-ce qui fait de cette exposition «Guerre et Paix» un événement particulier? 

Elle a été vernie le 4 octobre et est encore à voir jusqu’au 1er mars 2020. Une chose inédite est le partenariat avec la Croix-Rouge et l’ONU.  Il se trouve que l’année 2019 est celle des 100 ans de la création de la Société des Nations à Genève et à cette occasion, l’ONU a collaboré de façon approfondie avec nous.

Au total, nous avons 135 objets exposés dont 20 documents prêtés par l’ONU de toute première catégorie. La Croix-Rouge nous a prêté des archives pour l’instant jamais montrées. Cela se justifie par l’engagement très fort de Martin Bodmer au sein de cette institution. On le voit au travail, notamment comme président de la Commission qu’il avait lui-même créée: le secours intellectuel d’aide aux prisonniers de guerre. 

L’exposition se divise en trois parties: premièrement, les préparatifs, l’endoctrinement, la montée des idéologies. Deuxièmement, le temps des destructions, des souffrances, la guerre elle-même. Et puis troisièmement, elle interroge sur comment construire la paix, comment concilier la tentation du vainqueur de profiter de sa victoire pour écrire l’histoire de façon dominante? Comment faire à la fin de la guerre pour préparer une paix durable et à long terme? 

On réfléchit alors sur la base de tout un corpus de traités de paix, qui sont montrés ici. Nous avons, entre autres, l’original de l’Édit de Nantes signé par Henri IV mettant fin à la guerre de religions, celui du Traité de Westphalie, mettant fin à la guerre de Trente Ans en 1648, celui du traité de paix perpétuelle entre François 1er et les Suisses, au lendemain de la bataille de Marignan en 1515. Également, nous avons l’original des Accords d’Évian, qui sortent pour la première fois des archives diplomatiques du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères de la République française.

Notre vocation est de faire connaître chaque fois dans nos expositions les points forts de la pensée de Martin Bodmer, comme par exemple l’idée d’œuvrer pour la paix.



Jacques Berchtold

Pouvez-vous nous parler de l’affiche et de sa symbolique par rapport à cette exposition, puisqu’elle est très forte?

Pour chaque exposition nous choisissons une affiche, une couverture de catalogue et une ligne graphique. Nous avons décidé que devant l’urgence et les risques qui se présentent aujourd’hui, il fallait avoir une affiche frappante, qui secoue les consciences, quitte à choquer et à faire dire qu’elle est excessivement violente. Cette affiche est un photomontage de l’artiste chinois Yang Yongliang qui représente en quelque sorte une Tour de Babel mal conçue montant vers les cieux, se voulant un édifice civilisateur mais qui porte cependant en lui des prémisses extrêmement menaçantes des dangers de sa propre destruction. En l’occurrence la promesse d’un champignon atomique. Cette affiche provocante incite à venir voir l’exposition dans notre contexte historique particulier.

Nous présentons ici une exposition patrimoniale qui pose aussi des questions d’actualité. Par là, nous rencontrons le projet de Martin Bodmer qui n’était pas de constituer une collection pour nier le monde contemporain en caressant la poussière des bibliothèques, mais bien au contraire, car les textes du passé sont aussi là pour continuer à nous faire réfléchir et nous poser en de bons termes des questions essentielles.


Fondation Martin Bodmer

  • 19, route Martin-Bodmer, 1223 Cologny (Genève) 
  • Musée ouvert du mardi au dimanche, de 14 à 18 h, Fermé le lundi et les jours fériés
  • Tél. + 41 (0) 22 707 44 33
  • www.fondationbodmer.ch